Cours de com !

La communication étant primordiale en politique, le Piéton propose à ses lecteurs un cours complet par le truchement d'un des meilleurs dramaturges du XIXè siècle, Jean Wolfgang Gœthe. C'est le premier prologue au Faust. Il est traduit par Jean-Jacques Porchat (1800-1864) que je préfère à Gérard de Nerval, bien que la traduction Flammarion de 1927 soit encore meilleure, mais introuvable en ligne.
Il ne s'agit rien moins que de faire acheter des billets de théâtre au guichet en proposant une pièce dont nul ne peut se priver. N'est-ce pas la meilleure intention qui puisse porter les efforts de propagande de nos chapelles royalistes ? Captiver l'auditoire et le faire cotiser ? Il n'est besoin d'aucune explication de texte. Comme tous les grands textes il se suffit à lui-même. Le voici tel que l'a mis en ligne Wikisource. Que nos lecteurs en fasse bon usage dans les séquences de communication.


cul de lampe d'Emile Causé - masques de théâtre

PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE
1860


LE DIRECTEUR, LE POÈTE DRAMATIQUE, UN PLAISANT.

LE DIRECTEUR. Vous qui m’avez assisté si souvent l’un et l’autre dans la détresse et la nécessité, dites-moi ce que vous espérez en Allemagne de notre entreprise. Je souhaiterais fort d’être agréable à la foule, principalement parce qu’elle vit et laisse vivre. Les planches, les poteaux sont dressés, et chacun se promet une fête. Déjà le monde est assis, tranquille, les sourcils levés, et ne demandant pas mieux que d’admirer. Je sais comment on captive les esprits du peuple : cependant je ne fus jamais si embarrassé. A la vérité, ils ne sont pas accoutumés aux chefs d’&œlig;uvre, mais ils ont lu énormément. Comment ferons-nous pour que tout soit frais et nouveau, agréable et solide en même temps ? Car j’aime à voir la foule, lorsque ses flots se pressent vers noire baraque, et qu’avec des efforts violents et répétés, elle pénètre à grand’peine par l’étroite porte de grûce, en plein jour, même avant quatre heures ; lorsqu’elle bataille et se pousse jusqu’aux bureaux, et, comme pour un pain, en temps de famine, à la porte des boulangers, est prête à se rompre le cou pour un billet. Le poète seul accomplit ce miracle sur des esprits si divers. Ô mon ami, veuille le faire en ce jour !

LE POÈTE. Ah ! ne me parle pas de cette foule confuse, à l’aspect de laquelle l’inspiration nous abandonne. Cache-moi cette multitude flottante, qui nous entraîne malgré nous dans le tourbillon. Oui, mène-moi dans le secret asile du ciel, où pour le seul poète fleurit une joie pure, où l’amour et l’amitié produisent et maintiennent, sous la main des dieux, la félicité de notre cœur.
Ah ! ce qui surgit alors au fond de notre âme, ce que les lèvres ont d’abord murmuré timidement pour elles, tantôt mal, tantôt bien réussi peut-être, le moment rapide l’emporte et l’engloutit. Souvent ce n’est qu’après avoir passé à travers les âges, que l’œuvre paraît dans sa forme accomplie. Ce qui brille est né pour le moment ; le vrai beau n’est jamais perdu pour la postérité.

LE PLAISANT. Si je pouvais seulement ne pas entendre parler de la postérité ! Supposé que je voulusse, moi, en parler aussi de la postérité, qui donc ferait rire les contemporains ? Ils veulent cependant, et il faut qu’on les fasse rire. La présence d’un bon compagnon est, ce me semble, déjà quelque chose. Celui qui sait se communiquer agréablement, les caprices du peuple ne le blesseront point. Il souhaite une grande assemblée, pour être plus sûr de l’ébranler. Soyez donc admirable, et montrez-vous un modèle ; faites parler l’imagination, avec tout son cortège de raison, d’esprit, de sentiment, de passion : mais, croyez-moi, n’oubliez pas la folie.

LE DIRECTEUR. Et surtout, beaucoup d’événements. On vient pour le spectacle ; on aime surtout avoir. S’il se déroule sous les yeux beaucoup de choses, en sorte que la foule ait de quoi regarder et s’extasier, vous avez bientôt acquis un vaste renom ; vous êtes un homme chéri. C’est par la masse seulement que vous pouvez entraîner la masse. Enfin chacun cherche quelque chose qui lui convienne : qui apporte beaucoup apportera sa part à tout le monde, et chacun sort du spectacle satisfait. Donnez-vous une pièce, donnez-la d’abord en pièces ! Un ragoût de la sorte vous réussira. Il est servi aisément, aussi aisément qu’imaginé. Qu’importé que vous ayez produit un ensemble ? Le public saura bien vous le morceler.

LE POÈTE. Vous ne sentez pas combien un pareil métier est misérable ; combien peu il convient au véritable artiste. Le bousillage de ces beaux messieurs est déjà, je le vois, passé chez vous en maxime. LE DIRECTEUR. Un tel reproche ne peut m’atteindre. Un homme qui se propose de bien travailler doit tenir au meilleur outil. Songez que vous avez à couper du bois tendre, et voyez, sans plus, pour qui vous écrivez. Si l’un est poussé par l’ennui, l’autre arrive rassasié d’un copieux repas ; et, ce qui est plus fâcheux que tout le reste, un grand nombre vient de lire le journal. On accourt chez nous distrait, comme à la mascarade, et la seule curiosité met des ailes aux pieds de chacun. Les dames étalent leur personne et leur toilette, et jouent de concert avec nous sans salaire. Que rêvez-vous à votre dignité de poète ? Quel plaisir peut vous faire une salle pleine ? Observez de près nos amateurs : la moitié sont froids, la moitié sont grossiers. L’un, après le spectacle, espère une partie de cartes’ ; l’autre, une nuit de débauche dans les bras d’une maîtresse. Pauvres fous, à quoi bon tant importuner, pour un tel dessein, les douces Muses ? Je vous le dis, donnez davantage, et toujours, toujours davantage : comme cela, vous ne pourrez jamais vous écarter du but. Cherchez seulement à intriguer les gens : les satisfaire est difficile…. Qu’est-ce qui vous prend, extase ou douleur ?

LE POÈTE. Va te chercher un autre valet ! Eh quoi ! le droit suprême, le droit qu’en sa qualité d’homme il tient de la nature, le poète devrait, pour te complaire, le sacrifier indignement ? Comment parvient-il à remuer tous les cœurs, à triompher de tous les éléments ? N’est-ce pas avec l’harmonie, qui s’élance de son sein et qui relie l’univers à son cœur ? Quand la nature, tournant sous ses doig.ts, avec indifférence,-le fil éternel, l’enroule autour du fuseau ; quand la multitude confuse de tous les êtres résonne pêle-mêle avec discordance, qui divise ce courant, toujours uni* forme, en le vivifiant, afin qu’il se meuve avec harmonie ? Qui appelle l’individu à la consécration universelle, où il vibre en accords magnifiques ? Qui déchaîne l’orage des passions ? Qui allume les feux du crépuscule dans la pensée sérieuse ? Qui sème toutes les belles fleurs printanières sur les pas de la bieri-aimée ? Qui tresse un vulgaire feuillage en couronnes de gloire pour tous les mérites ? Qui affermit l’Olympe et réunit les dieux ? C’est la puissance de l’homme manifestée dans le poète.

LE PLAISANT. Elle emploie donc ses belles facultés, et mène Iqs affaires poétiques comme l’on mène une aventure d’amour. On s’approche par hasard, on est ému, on reste, et peu à peu l’on est engagé ; le bonheur s’accroît, puis il est attaqué ; on est ravi : ensuite survient la douleur, et, avant que l’on s’en doute, voilà tout de suite un roman. Donnons aussi un spectacle de la sorte ! Pénétrez en plein dans la vie humaine ! Chacun y passe : peu de gens la connaissent. Où qu’on la saisisse, on intéresse. Sous des images variées, peu de clarté, beaucoup d’erreurs et une étincelle de vérité, c’est ainsi que l’on compose le meilleur breuvage, qui rafraîchit et restaure tout le monde. Alors la plus belle fleur de la jeunesse se rassemble devant votre poëme, et prête l’oreille à cette révélation ; alors tous les tendres cœurs puisent dans votre ouvrage une mélancolique nourriture ; alors c’est l’un,.c’est l’autre, qui sont émus tour à tour ; chacun voit ce qu’il porte dans le cœur. Ils sont prêts encore à rire et à pleurer ; ils admirent encore l’essor du génie ; ils se plaisent à l’apparence. Pour l’homme fait, on ne peut rien produire de bon : un adolescent ne sera jamais ingrat.

LE POÈTE. Rends-moi donc aussi les temps où j’étais encore adolescent moi-même ; où une source intarissable de chants nouveaux jaillissait de mon cœur ; où des nuages me voilaient le monde ; où le bouton promettait encore des merveilles ; où je cueillais les mille fleurs qui remplissaient de leurs trésors toutes les vallées. Je n’avais rien et pourtant j’avais assez. J’avais la soif de la vérité et le goût de l’illusion. Rends-moi les penchants indomptés, le bonheur profond et douloureux, la force de la haine, la puissance de l’amour : rends-moi ma jeunesse !

LE PLAISANT. La jeunesse, mon bon ami !… tu pourras en avoir besoin, si les ennemis te pressent dans les batailles ; si de ravissantes jeunes filles s’enlacent avec ardeur à ton cou ; si la couronne de la course rapide t’appelle au loin, de la borne difficile à toucher ; si, après le tourbillon de la danse impétueuse, l’on passe les nuits en festins : mais, de faire vibrer avec force, avec grâce, les accords d’une lyre savante ; d’avancer, avec d’aimables détours, vers un but que l’on a fixé soi-même, ô vieillards, c’est là votre office, et nous’ne vous en respectons pas moins. La vieillesse ne fait pas, comme on dit, tomber dans l’enfance, mais elle nous trouve encore de vrais enfants.

LE DIRECTEUR. Nous avons échangé assez de paroles : faites qu’enfin je voie aussi des actions. Tandis que vous tournez des compliments, on pourrait faire quelque chose d’utile. A quoi bon parler d’inspiration ? Elle ne se montre jamais à celui qui balance. Vous donnez-vous une fois pour poète, eh bien ! commandez à la poésie. Vous savez ce qu’il nous faut ; nos gosiers veulent des boissons fortes : brassez-nous-en sur l’heure ! Ce qui ne se fait pas aujourd’hui ne sera pas fait demain, et l’on ne doit pas négliger un seul jour. La résolution doit soudain prendre hardiment le possible aux cheveux, et ne le laisse pas échapper, et poursuit ’son œuvre, parce qu’il le faut. Vous le savez, sur nos scènes allemandes, chacun essaye ce qu’il lui plaît : ainsi donc ne m’épargnez aujourd’hui ni les décorations ni les machines ; mettez en œuvre le grand et le petit luminaire du ciel ; vous pouvez prodiguer les étoiles ; l’eau, le feu, les rochers, les bêtes, les oiseaux ne manquent pas. Parcourez, dans l’étroite baraque, le cercle entier de la création, et, d’une course rapide et mesurée, passez, à travers le monde, du ciel dans l’enfer.
[fin du prologue]

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